Bagoré Bathily, l’homme qui a osé construire une filière du lait 100 % sénégalaise

Dans un paysage agroalimentaire longtemps dominé par la poudre de lait importée, le pari de Bagoré Bathily ressemblait à une douce folie : créer au Sénégal une entreprise qui collecte, transforme et valorise exclusivement le lait local. Vétérinaire de formation, entrepreneur par conviction, il est aujourd’hui Directeur général et fondateur de La Laiterie du Berger, la société à l’origine de la marque Dolima, devenue l’un des champions nationaux des produits laitiers frais et la première entreprise certifiée B Corp au Sénégal.
Un vétérinaire face au paradoxe du lait sénégalais
Né à Dakar d’un père sénégalais et d’une mère française, Bagoré Bathily grandit entre ville et terroir, avec une sensibilité précoce pour le monde rural. Après son baccalauréat au Sénégal, il part en Belgique étudier la médecine vétérinaire, puis exerce comme vétérinaire rural en Europe pendant deux ans. Il rejoint ensuite une ONG en Mauritanie dédiée au développement rural, tout en complétant sa formation par un master en production animale.
C’est là que se cristallise le déclic. Au contact des éleveurs peuls, il découvre un paradoxe criant : alors que des millions de Sénégalais vivent de l’élevage, le pays importe près de 90 % du lait consommé, essentiellement sous forme de poudre européenne.
Pour le jeune vétérinaire, cette réalité n’est pas seulement une aberration économique ; c’est aussi un rendez-vous manqué avec des milliers de familles pastorales qui peinent à vivre dignement de leur production.
Cette prise de conscience devient un projet de vie : si l’on parvient à organiser la collecte, la transformation et la distribution du lait local, on peut à la fois réduire la dépendance du pays et changer le quotidien des éleveurs.
La naissance de La Laiterie du Berger : un « ovni » devenu champion national
En 2005, Bagoré Bathily décide de retourner au pays pour transformer son intuition en entreprise. En 2006, il fonde La Laiterie du Berger à Richard-Toll, dans le nord du Sénégal, au cœur des zones pastorales. Son idée est simple et radicale : construire une filière laitière locale qui relie directement les éleveurs traditionnels aux marchés urbains, en produisant des yaourts et produits frais compétitifs face aux marques internationales.
Les débuts sont rudes. L’entreprise fait figure d’ovni dans un secteur dominé par l’importation et doit inventer presque ex nihilo des circuits de collecte, de conservation à froid, de transport et de distribution. Soutenue par des investisseurs d’impact comme I&P ou BIO Invest, elle s’accroche, expérimente, se trompe parfois mais apprend vite.
Peu à peu, La Laiterie du Berger s’impose comme un acteur clé de l’agro-industrie sénégalaise. Ses produits, commercialisés sous les marques Dolima et Kossam, se font une place de choix dans les rayons et sur les tables des familles au Sénégal, puis en Gambie et au Mali. L’entreprise devient l’un des principaux acteurs des yaourts et produits laitiers frais du pays, symbole d’un « Made in Sénégal » assumé, exigeant et populaire.
Une success story au service des éleveurs
Derrière la marque Dolima, il y a une organisation patiemment bâtie autour des éleveurs. Depuis ses premières années, La Laiterie du Berger a fait le choix d’un modèle profondément inclusif : la matière première provient des exploitations pastorales locales, et la relation avec les éleveurs est pensée sur le long terme.
Au démarrage, l’entreprise collecte environ 200 000 litres de lait auprès d’une centaine d’éleveurs. Deux décennies plus tard, elle travaille avec plusieurs milliers d’exploitations partenaires et collecte des millions de litres par an, au point de devoir étendre ses capacités industrielles avec de nouvelles unités de collecte et de transformation.
Pour renforcer cette filière, Bagoré Bathily et ses équipes investissent dans la montée en puissance des producteurs :
- structuration de groupements villageois,
- formations aux bonnes pratiques d’élevage et de santé animale,
- appui à l’accès à l’eau et aux infrastructures hydrauliques,
- mise à disposition d’aliments de bétail à prix bonifiés,
- programmes d’amélioration génétique du cheptel via l’insémination artificielle.
Les impacts sociaux sont tangibles : revenus plus stables, meilleure résilience face aux chocs, capacité accrue à scolariser les enfants et à investir dans le logement ou la santé. La Laiterie du Berger n’est pas seulement une success story industrielle ; c’est un puissant levier de transformation pour les communautés pastorales du nord du Sénégal.
Un social business certifié B Corp
La singularité de l’aventure portée par Bagoré Bathily tient aussi à son modèle : La Laiterie du Berger se revendique comme un “social business”, c’est-à-dire une entreprise qui articule performance économique et impact social mesurable.
Cet engagement s’est notamment matérialisé par l’obtention du label B Corp, qui distingue les entreprises répondant à des standards élevés d’impact social, environnemental et de gouvernance. La Laiterie du Berger est la première entreprise sénégalaise à obtenir cette certification, plaçant le pays sur la carte mondiale des entreprises à mission.
Ce positionnement renforce la crédibilité de Bagoré Bathily auprès des investisseurs d’impact, des institutions de développement et des partenaires publics, et confirme l’intuition fondatrice : il est possible, depuis Richard-Toll, de bâtir une entreprise compétitive, rentable et profondément utile à la société.
Une voix forte pour l’autosuffisance en lait et la souveraineté alimentaire
Avec l’expérience accumulée sur le terrain, Bagoré Bathily est devenu l’une des voix les plus écoutées sur la modernisation de l’agriculture familiale et la souveraineté alimentaire au Sénégal et en Afrique de l’Ouest. Il contribue à des réflexions de haut niveau, notamment au sein de la Ferdi (Fondation pour les études et recherches sur le développement international), où il est point focal Afrique pour une chaire consacrée aux politiques de modernisation agricole.
Alors que le Sénégal a dépensé plus de 120 milliards de FCFA pour l’importation de lait en 2023, il plaide pour une stratégie ambitieuse d’autosuffisance laitière, basée sur l’amélioration génétique des vaches, l’organisation des filières et l’investissement dans des infrastructures adaptées. Selon lui, le pays doit produire environ 400 millions de litres de lait par an pour couvrir ses besoins, et des acteurs comme La Laiterie du Berger montrent qu’un tel cap est atteignable si l’on mise sur l’élevage local.
Conférencier régulier dans les grands forums économiques africains et invité de plateaux télévisés, il défend la nécessité de réinventer l’agro-industrie africaine en s’appuyant sur les territoires, les savoir-faire locaux et les chaînes de valeur inclusives.
Une figure de l’excellence sénégalaise
À 50 ans, marié et père de deux filles, Bagoré Bathily incarne cette nouvelle génération de dirigeants sénégalais capables de penser le développement en termes de chaînes de valeur complètes : du campement d’éleveurs à l’étal du boutiquier de quartier, en passant par l’usine et la logistique froide.
Son parcours raconte autre chose qu’une success story individuelle. Il illustre la capacité du Sénégal à produire des entrepreneurs de transformation, qui assument pleinement la double exigence de compétitivité et d’impact social. Dolima « fais-moi plaisir » est devenu plus qu’une marque : un symbole de fierté nationale, la preuve que l’on peut consommer un yaourt industriel en contribuant à soutenir l’élevage local et les revenus des familles peules.
En construisant patiemment la première grande filière du lait local au Sénégal, Bagoré Bathily a ouvert la voie. À l’heure où la souveraineté alimentaire et le “consommer local” deviennent des priorités stratégiques, son histoire résonne comme une invitation : celle de transformer nos paradoxes en opportunités, et nos ressources en leviers de développement.
Mérimé Wilson



